Du bonheur et de son insolence, mode d’emploi... Après une nouvelle tempête à décoiffer un évêque dûment mitré, un petit film me parle du bonheur et de son insolence. C’est encore le vieux ponton de Soulac. Plage centrale. Il dresse une ligne apparemment sûre entre la ville et la mer. Sur la gauche, vers le sud, derrière l’alignement impeccable des cabanes de loueurs de tentes, le Club Mickey, clos d’une barrière blanche signale un espace qui figure le paradis. Etre du Club ou ne pas en être ... Quelle question saugrenue ! Chacun a sa propre conception de la liberté. Pour nous, sensément, elle sied à l’intérieur de ces limites de bois et il nous vient parfois l’idée de toiser ceux qui n’en sont pas, cheminant le long de la clôture, pauvres esclaves ordinaires chargés de pelles, de seaux, de matelas pneumatiques sous l’autorité d’une bonne d’enfants ou, pire, de la mère de famille elle-même : « fais pas ci, fais pas ça. » Les pauvres !
A la réflexion, ces images me glacent les reins. En effet, nous sommes les petits fils et les petites filles de la guerre et, avec la complicité de nos parents qui l’ont vécue, nous nous complaisons dans une sorte de camp qui aurait pour totem une baraque de bois fort approximative où nul n’a jamais songé à vérifier que les clous jointant les planches ne dépassent pas. Tout d’un coup, me remonte à la mémoire, un incident. On remarque une sorte d’aristocratie des clubistes en ce que leurs mères, d’une année sur l’autre, veillent à disposer d’une tente en bordure même de l’enceinte sacrée. Face à la nôtre, s’érigeait ce que nous nommions la cage à poules pour les provinciaux ou la cage à écureuils pour les parisiens. Je dois avoir sept ans. Pour un motif enfoui dans ma mémoire, moi qui ne possède pas un courage physique à toute épreuve, je franchis, plus ou moins agilement, les étages. Peut-être d’ailleurs, tenté-je de vamper une petite blonde aux joues barrées de fossettes lorsque, ma mère, à son canevas immonde, enjambe la clôture du club, s’élève le long de l’édifice, tentant de me déloger. Las, ces fameux clous saillent d’un peu partout. Mais, de cela, il n’y a qu’un adulte castrateur pour s’en associer. Et voici que ma mère, évidemment, coince son alliance entre le bois de la cage à poules et un de ces innombrables clous. Voilà qui calme les ardeurs y compris les plus généreuses. J’ai totalement oublié la fin de l’histoire et cela n’a aucune importance car il n’est que temps de rejoindre le bureau de Monsieur Letessier, dans la fameuse baraque. Voici l’heure de la gymnastique. Petite foulée. En bord de mer. Nul ne se fait prier, pas plus les gamines qui bavardent en fin de peloton que les fayots tentant de suivre, en tête, le professeur d’éducation physique. Combien d’entre nous, à l’école, se faisant porter pâle pour le sport, sont les plus combattifs, ici, sur la plage ! En fin d’exercice, récompense suprême, la baignade en mer.
Education à la natation. Les pionniers ont eu le privilège absolu -ainsi qu’on le voit dans le petit film- d’apprendre à nager aux « Piscines »... En fait de piscine, il s’agit de caissons de bêton à même l’océan, au double usage : la protection des plages d’abord, ensuite la défense anti-aérienne durant la guerre. Ma génération, plus humble, est celle de la piscine Nausicaa, énorme boudin bleu Caraïbes, dans l’enceinte même du Club, abritée de canisses, à la mode méditerranéenne. La voix de Pierre Letessier porte loin et fort comme celle, un peu plus tard, de Jean Locatelli. Comme les hurlements des nageurs néophytes. A l’intérieur du camp retranché, la zone de la piscine figure comme le quartier des rebelles que l’on mâte à longueur de bassin... La grande fête, c’est le jour de vidange de la piscine. Toute une foule de petits se presse au débouché de la vidange érigeant des barrages de sable aussitôt explosés par le rejet de l’eau de la ville ! Mais encore une fois, il y a la caste des seigneurs, celle qui est invitée à user de la piscine jusqu’ ce qu’elle ne contienne plus d’eau. Souvent, j’en suis. Le fait est qu’entre mon frère et mes deux cousins nous figurons parmi les cotisants les plus assidus. Un jour, il y a eu un drame. Non pas dans cette piscine ni dans ses abords immédiats mais bien plus loin, au nord de la plage. L’un de nos petits camarades périt dans un accident de circulation. Je me souviens de l’ambiance dans la baraque-bureau. Aux deux extrémités, Pierre Letessier et Jean Locatelli, la tête dans les mains, le dos tourné vers le mur pour ne pas qu’on les voit, pleuraient. Ce jour-là, nous suspendîmes, de nous-mêmes, les jeux. Nous n’y avions pas le cœur.
Parfois, je me demande si ce n’est pas le Club Mickey qui m’a donné le goût de la lecture. En effet, chaque fin de semaine, dans ma mémoire, Madame Letessier et Madame Locatelli nous distribuaient à foison de la littérature Disney. Il y a quatre ans à peine, lorsque nous fûmes contraints de déguerpir de la villa de ma grand-mère, notre berceau de famille, j’ai retrouvé d’anciens Picsou sans forme, les feuilles cornées, les couleurs des vignettes défraichies, en pile, aux toilettes. L’une des rares pièces à l’ombre au pic du soleil d’été.
Naturellement, le Club Mickey de l’époque, au moins, est un site propre à conforter les egos. Personnellement, je considère le fait comme tout à fait naturel d’autant que le reste de l’année, lorsque je ne suis pas à Soulac, je suis interne chez les Jésuites de Bordeaux. Je me hisserai même jusqu’à la gloire de la quatrième de couverture du Figaro, organisateur des concours de sable. Rétrospectivement, je suis assez honteux car à l’époque, j’ai gagné grâce à la réalisation d’une petite maison en L, prototype des pavillons résidentiels de banlieues des années soixante, soixante-dix. Médaille, diplôme, photo de presse. Pour parfaire mes prouesses sableuses, mon grand-père m’accompagne souvent chez un couvreur de ses amis. J’ai le droit de fouiller et de me servir, à ma guise, dans une mine de rebuts de réglettes de zinc. Elles me permettront d’obtenir des ouvrages sableux plus nets. A la villa, le revers de la médaille, c’est la conversation prolongée, au soleil, des coquilles de moules destinées à orner les tourelles de mes châteaux éphémères. Je me fais gronder d’importance par ma mère ou grand-mère. L’odeur des mollusques empeste la véranda et favorise l’agglutination de mouches bleues et grasses.
Une fois par semaine, nous, les enfants, vivons l’enfer. Le Club Mickey est fermé. Nous devons aller à la messe de neuf heures pour éviter l’affluence. Parfois, nous sommes menacés de la messe dite « des colonies » à la Salle Notre Dame. Ensuite, c’est l’heure de la piscine d’eau de mer. Une fois, le père d’une amie décide de nous aligner en vue du brevet du mille mètres nage libre. Quel effroi ! Nous y allons. Nos camarades s’acquittent de l’épreuve. Nous poursuivons sans presse. Inexorablement, la piscine et les gradins se vident. Puis vient l’agent municipal. D’un grand coup de sifflet, il nous signifie que la piscine va fermer. Et après ! Il nous reste deux longueurs. Au bout le brevet. Mais, le plus ennuyeux, le dimanche, ce sont les invités venus de Bordeaux. Ils arrivent tard, ils cherchent, dans des rues encombrées de bagnoles, des places à l’ombre. Mais, surtout, ils apportent le repas. Or, lorsqu’on met un gigot au four sur le coup d’une heure de l’après-midi, c’est un calvaire qui s’annonce car partant de l’heure supposée de la fin des agapes, il faut additionner trois heures au moins pour évaluer l’heure d’une éventuelle baignade. Sachant que les maitres-nageurs « ferment » la plage à dix-neuf heures, le créneau est mince. Demain lundi, s’ouvrira, de nouveau, le chemin de la liberté.
En fin de semaine, à la nuit, Toros de Fuego et défilés de majorettes au pas cadencé -la majeure partie des communes du Médoc dispose de sa fanfare, la « Joyeuse de ... », « L’Intrépide de ... »- inondent la rue de la plage, du marché au front de mer. L’hygiène balnéaire n’est pas totalement celle d’aujourd’hui de sorte que l’on contourne, la plupart du temps, la douche du soir. Alors, au sein de cette marée humaine, je m’enivre des relents d’huile de bronzage sur les épaules brulantes, luisantes et cuivrées des mères et des filles. Au cas où les parents, à périodicité fort espacée, décident d’aller tenter la chance au casino, les enfants sont gratifiés d’une double dose de sucreries de chez Doumic. Façon, pour la génération supérieure, de se racheter une conscience. Une fois, ma tante réputée mineure par les frères Lafond n’a dû son salut qu’à l’intervention intempestive de mon grand-père. Sans quoi, elle n’entrait pas dans le fabuleux jardin à la mauresque. Il avait vu les débuts de Marie Laforêt.
Le songe a passé et je reviens au petit film... Le directeur du Club Mickey fume devant nous. Nul aménagement pour d’éventuels enfants en fauteuil. Le vestiaire est mixte. Lorsque nous nous baignons, nous ne sommes pas humiliés comme ces gosses de Paris venus en groupe. Ils doivent se baigner au sein d’un étroit cercle de corde tendue par leurs accompagnateurs. Aujourd’hui, ils figureraient une pisciculture scandinave où chaque saumon tente de marquer un territoire. Sinon, il meurt. Je visionne encore le petit film : Oh les belles mamans, les jolies grand-mères que vous êtes devenues, bonbons aigre-doux de mon enfance ! Et vous les garçons, êtes-vous chirurgien ou bien parlementaire corrompu, commerçant ventru ou bien agent des services techniques de la bourgade ? Quoi qu’il en soit, nous étions des princes et des princesses.
Nous étions de la race des seigneurs. Nous commandions à la terre. Nous commandions à la mer. Nous étions « du club » ! Un point, c’est tout. Nous étions l’espérance d’après-guerre, nous étions les diamants des trente glorieuses. Nous aurions tous voté De Gaulle ! Parfois, quelques adeptes du Bassin d’Arcachon s’égaraient en nos domaines. Nous aurions pu les chasser, nous en étions en droit mais nous étions également magnanimes, les pauvres, ils n’avaient jamais vu la mer. Pourvu qu’ils fassent montre d’une certaine humilité, i leur était possible, dans la hiérarchie des grades, d’être introduits entre nous, les seigneurs, et nos commettants, les parisiens.
Combien d’andernosiens, combien d’arcachonnais ont-ils été, de notre fait, relever du servage !